En relisant le premier tome de l’Histoire du XXe siècle de Bernstein et Milza, j’ai été vivement intéressé par le chapitre 5, qui traite des tensions internationales au début du siècle dernier et de la façon dont se mit en route la « machine infernale » que fut la Très Grande Guerre.
Après la défaite de la France à Sedan face à l’Empire prussien, pour se protéger comme par volonté de revanche et d’expansion, un système d’alliances et de contre-alliances se met progressivement en place, jusqu’à la constitution de la Triple Alliance opposée à la Triple Entente. Les nations qui composent ces deux blocs s’engagent dans une course aux armements. Parmi ces pays, l’Autriche-Hongrie a ceci de magnifique qu’elle abrite de nombreux peuples ; et ceci de terrible qu’elle en est, pour beaucoup, la prison. Des tensions centrifuges mettent en péril l’empire des Habsbourg.
L’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand en 1914 est pour l’Autriche-Hongrie le casus belli qu’elle espère. Elle adresse à la Serbie un ultimatum conçu pour être refusé ; elle attend pour l’envoyer que les dirigeants français, alliés des Serbes, embarquent en bateau, devenant de ce fait injoignables. L’objectif des Austro-Hongrois est de se débarrasser une fois pour toutes de ce petit pays qui fédère la soif d’indépendance des Slaves du Sud. L’Allemagne soutient cette démarche. Ses dirigeants, même s’ils ne souhaitent pas forcément une guerre majeure en Europe, jugent préférable qu’elle éclate avant que la Russie n’achève son programme de réorganisation de l’armée. Le régime tsariste, affaibli par des guerres perdues, reculades stratégiques et tensions sociales, estime, lui, qu’il joue sa survie dans le drame balkanique. Il n’abandonne pas son client serbe lorsque l’Autriche-Hongrie passe à l’attaque. Ensuite, les alliances jouent et l’Europe entre en guerre, puis entraîne une bonne partie du monde dans son gouffre de malheur. La guerre progresse et acquiert une sorte de vie propre, entraînant le recul des droits des peuples et la prise du pouvoir effectif par les militaires dans plusieurs pays belligérants. La paix ne survient pas lorsque l’absurdité du gâchis devient criante. Seule la victoire militaire d’un camp sur l’autre entraîne in fine l’arrêt des hostilités. L’armée allemande épuisée est autorisée à revenir chez elle où gronde la révolte : les élites criminelles, qui ont prouvé leur incapacité à servir leurs concitoyens, ne veulent pas d’une Allemagne communiste.
Le déclenchement de la Première Guerre Mondiale était logique et prévisible ; les paysages lunaires de Verdun, où une génération fut jetée dans l’abîme, étaient inimaginables. La Première Guerre Mondiale fut un désastre pour notre espèce, un échec pour l’Humanité. Aucun progrès scientifique, aucune évolution sociale ne peuvent compenser les souffrances infligées à tant de millions d’êtres humains. C’est une tache dans notre histoire qui a rendu possibles d’autres taches, en créant de nouveaux précédents dans l’horreur. Sans cet épisode, notre monde serait plus heureux.
Quels événements pourraient de nos jours provoquer la déchéance de notre civilisation ? Où est la ligne de front, si visible en 1914 ? Quelles sont les pièces d’une machine infernale à la Docteur Folamour ?
La situation est différente. Les États-nations existent encore et, seuls, disposent d’armées et d’armes de destruction massive, mais leur marge de manœuvre paraît moindre qu’il y a cent ans. Ce sont des colosses étouffés qui n’ont ni l’envie, ni les capacités de s’extraire d’un système international fondé sur les échanges massifs. La paix mondiale est « too big to fail« . La composante belliciste de nos cultures interconnectées est un artefact, incomparable avec le nationalisme agressif qui aboutit à la « Der des Ders« . L’espérance de vie a augmenté, l’expérience aussi donc et, qui sait, peut-être la sagesse.
Les menaces d’aujourd’hui sont des monstres mous, presque impossibles à appréhender : un trou dans le ciel et le réchauffement de l’air ; une destruction utilisant nos canaux de communication ; la capacité de certaines idées contraires à notre intérêt à acquérir une vie propre ; un voile sur nos âmes. De plus en plus de personnes sont à mêmes d’accéder à des connaissances et à des ressources (micro-industrielles, médiatiques ou autres) susceptibles d’être employées à des activités dévastatrices. Les futurs Verdun pourraient être radioactifs ou semés de nanomachines terroristes ; nos esprits mêmes pourraient ressembler à des champs d’obus.
La Très Grande Guerre nous montre qu’il ne faut pas abandonner ses marges de manœuvre, car la politique du pire ne fonctionne pas. La guerre n’est pas un outil mais un dieu dont les belligérants sont les jouets.
Laisser un commentaire