Léonard et le robot

Je m’ennuie, dit le robot.
– Et c’est pour ça que tu m’as réveillé !
Léonard s’ébroua et sortit de la capsule de stase. En ce 22e siècle, les humains savaient mettre les gens en stase, dans des capsules spéciales où le temps n’avait plus court, dans des blocs d’espace éternellement identiques.
Certains Terriens avaient choisi de rester en vie et de mourir, tandis que d’autres stagnaient sans rêves dans les eaux mortes de l’espace et du temps, à bord de gigantesques conteneurs qui orbitaient autour du soleil.
Et maintenant, les robots avaient découvert l’ennui.

– Tu m’énerves, Alf (le robot s’appelait Alfred). Pourquoi n’as-tu pas appelé un des habitants de la Terre ? Il t’aurait renseigné !
Le robot imita un soupir. Je ne peux pas, dit-il, ils sont partis. Et il affirma qu’il ne savait pas où, mais qu’ils étaient partis il y a déjà longtemps. Un jour, ils avaient cessé d’émettre. Ils avaient oublié les robots.
Léonard tritura le cigare qu’il venait d’allumer. Les habitants de la Terre avaient disparu ? Et la recherche fondamentale, et tous ces savants chargés de découvrir le secret de l’immortalité, qu’étaient-ils devenus ?
– Emmène-moi sur la Terre, Alf !
Alfred répéta son soupir, un chuintement sceptique. Alf ne voulait pas aller sur la Terre. Il voulait d’abord que Léonard lui révèle comment vaincre l’ennui.
– C’est une manie ! D’accord, faisons un pacte, dit Léonard en soufflant la fumée du cigare sur la tête en forme de chaîne stéréo d’Alfred. Tu m’amènes d’abord sur la Terre et à notre retour je t’expliquerai le secret pour tromper l’ennui.
Silencieusement, Alf mena Léonard jusqu’au pont d’envol. Deux minutes plus tard, une navette quitta la petite lune artificielle.

Toutes les rues de toutes les villes du monde étaient vides et silencieuses. De temps à autre, un robot passait et ramassait les feuilles mortes. Léonard se rendit au Gouvernement. Le ciel était d’un bleu évanescent. L’air était limpide.
La porte du Gouvernement ne voulut pas s’ouvrir. Léonard aperçut alors le papier qui y avait été scotché à la hâte. Désormais jauni et craquelé, il était illisible. Il tomba en poussière lorsque Léonard le toucha. Alfred se pencha. Il ne put déchiffrer les restes. Léonard interpella un robot qui passait par là. Lui aussi, il semblait s’ennuyer.
– Dis-moi, mon brave, sais-tu ce qui était marqué sur le papier qui était placardé là ?
Le robot remua d’un air morne. Oui, il savait, il le connaissait par cœur, il l’avait lu tant de fois. « Les clés sont sous le paillasson« 

Sous le paillasson, Léonard trouva effectivement un trousseau de clés. Il entra dans le bâtiment du Gouvernement et se mit à chercher des documents, des mémos, peut-être une note, un post-it, quelque chose qui explique le départ des habitants de la Terre. Quelque chose comme : « Nous sommes partis faire un tour à Alpha du Centaure, nous revenons demain. Ne vous inquiétez pas.« 
Léonard commençait, justement, à s’inquiéter. Il ne trouvait rien. Il passa une journée, deux jours, une semaine, à fouiller chez le Gouvernement et dans les autres bâtiments officiels. Les robots n’avaient pas fait attention au départ des hommes. Chacun était programmé pour une tâche précise et n’avait pas besoin d’un homme ou d’une femme pour le superviser, parce que les robots du 22e siècle étaient très perfectionnés. Du coup, ils n’avaient pas fait attention.
De temps en temps, un robot médecin s’arrêtait devant Léonard et lui disait : Attention Monsieur Léonard, fumer est mauvais pour la santé. Vous allez attraper une maladie et causer du chagrin à votre famille.
– Mais je suis tout seul ! Quelle importance si je suis malade…
Là, Alfred intervenait souvent pour rappeler à Léonard que, comme il était le dernier homme sur la planète, s’il tombait malade, il ferait terriblement baisser les statistiques de santé. Le pourcentage de gens en bonne santé ferait une telle chute que cela porterait un rude coup au moral des habitants de la Terre.
– Mais c’est moi le dernier habitant de la Terre ! Au bout d’un mois de recherches infructueuses, Léonard repartit avec Alfred sur un vaisseau spatial. Ils accostèrent le gros cube qui contenait les capsules de stase. Dedans se trouvaient encore beaucoup de gens endormis et immobiles. Léonard devait-il les réveiller ? Il réfléchit tout en admirant la Terre qui, vue de l’espace, était une belle planète bleue et blanche. Ces gens avaient choisi d’arrêter de vivre et de mourir. S’ils se réveillaient, ils protesteraient, ils évoqueraient leurs droits, tout l’argent qu’ils avaient payé pour pouvoir arriver dans leur capsule de stase. Peut-être même voudraient-ils instaurer des zones non-fumeur dans le hangar à capsules. Non, décidément Léonard n’avait pas le droit de les déranger. Il devait résoudre cette situation tout seul.
Léonard se détourna de la baie vitrée avec un petit soupir désabusé. Il alla se carrer dans son fauteuil, puis fit un signe à Alf.
– Alors comme ça, tu t’ennuies ? Oui, dit le robot.
– Je vais te raconter une histoire, ça te distraiera. Assieds-toi sur le fauteuil, là.
Le robot fit semblant de trouver cela confortable, mais il n’alla pas jusqu’à allumer un cigare.

C’est ainsi que Léonard raconta une histoire à son compagnon. Il s’agit de l’histoire du Petit Poucet, une très vieille histoire qu’on racontait déjà sur la Terre à l’époque où les aspirateurs n’avaient pas encore de cerveau.
– Cette histoire m’a beaucoup intrigué. Encore, demanda Alfred.
Levant les bras au ciel dans un geste d’exaspération, Léonard ouvrit sa dernière boîte de cigares. D’accord. Un marché est un marché, et tu n’es pas satisfait. Mais ceci est ma dernière boîte, et après l’avoir finie, je me recoucherai et tant pis pour les habitants de la Terre. Confortablement carré dans le petit salon qui se trouvait à côté de la salle des capsules, Léonard conta d’autres histoires, des contes de Grimm ou de Perrault, Alice au Pays des Merveilles et aussi tout Harry Potter jusqu’au neuvième tome, mais vint un moment où le dernier bout de cigare tomba dans le cendrier et où Léonard annonça qu’il allait se recoucher.
– Merci, dit Alf. Je crois que ça m’a fait du bien. Pourtant, je crois que je vais m’ennuyer encore lorsque tu te seras endormi. Tu ne m’as pas donné le secret pour vaincre l’ennui.
– Regarde la télé au lieu de t’en prendre à moi.
Mais la télé diffusait les mêmes programmes depuis très longtemps, et les présentateurs robotiques étaient beaucoup moins amusants que Léonard. Pendant que ce dernier fermait les yeux, il vit Alf prendre un appareil de nettoyage et commencer à récurer le hangar.

Texte écrit en novembre 2001, publié le 16 décembre 2004 sur http://achernar.over-blog.com/article-34540.html.


Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *