9 octobre 1200, Carrefour de Twitten, Forêt de Tantrevalles
Trois jours durant, au cœur de la forêt de Tantrevalles, une foire se tient à l’emplacement où le magicien Twitten a décidé de faire don de sa personne pour marquer l’emplacement d’un carrefour. Gobelins et fées, rois de l’arnaque et petites mains se donnent rendez-vous à cette foire très animée, afin de contribuer au développement du capitalisme durant trois jours.
Cette année-là, qui voilà qui arrive par le chemin, l’œil frais et le cœur avide, prêt à saisir toutes les opportunités et toutes les occasions ? C’est Pisque. Jeune homme dégingandé, vert d’œil et brun de cheveu, portant avec fierté un couvre-chef vert doté d’une plume, un pourpoint de cuir rouge, une ceinture boursée de florins, un pantalon rouge et des mocassins verts du plus silencieux effet, Pisque est un nouveau-venu. Noble et citadin d’extraction, voué dès sa naissance à la loi et l’ordre, il a ambitionné un avenir veule et campagnard, a quitté son pays de Dahaut et est devenu apprenti bandit de grand chemin. C’est ici à Tantrevalles qu’il compte faire ses premières armes et peut-être, avec un peu de chance, trouver une bande de brigands qui acceptent de le prendre en stage. Le voici qui entre dans l’unique auberge en dur de la foire. L’aubergiste se précipite, prévenant.
« Messire, que puis-je faire pour vous ?
– Je suis Pisque Abbolo de Mésouille, héritier du Pont de Mésouille, déclame Pisque d’un air triste mais fier. Je veux une chambre pour la nuit, la plus belle que vous puissiez m’offrir. Et je dînerai ce soir ici, si vous êtes à même de m’offrir des rillettes de mouton noir et du vin du sud, ainsi que quelques autres gâteries susceptibles d’apaiser mon cœur mélancolique.« 
Ainsi est fait. L’aubergiste délégue auprès de Pisque l’accorte Gilberte qui lui présente la plus belle chambre, tandis qu’en cuisine une agitation toute particulière se met à régner pour satisfaire le prince de Mésouille. Pisque explique à Gilberte :
« Que je suis triste ! Moi, Pisque, héritier d’une fortune sans pareille, je porte un cœur lourd de pulsions suicidaires. Écœuré par l’ennui d’une existence trop facile, je suis venu à Tantrevalles, où les arbres abondent, pour en trouver un où je puisse me pendre. Quel dommage qu’une telle fortune doive se perdre ! Elle sera certainement distribuée à des œuvres caritatives après ma mort…
– Ne soyez pas si triste, dit Gilberte d’un air intéressé. Je me propose pour vous distraire. Je vais vous faire visiter la foire !
– Soit, ce pourrait constituer un substitut de distraction pour les quelques heures qui me restent à dépérir d’ennui.« 
Ainsi est fait. Gilberte, la belle serveuse, abandonne son service pour présenter la foire au prince de Mésouille. Elle obtient de lui, par ses indéniables charmes dodécaèdriques (comprenne qui pourra), le partage d’une conversation autour d’un verre de vin de violette. Finalement, lorsque l’alcool commence à allumer les yeux de Gilberte, Pisque lui susurre qu’il connaît un poème très spécial, qu’il voudrait lui déclamer avant de décéder mais qui ne peut l’être fait avec dignité qu’à partir d’une station élevée. C’est ainsi qu’il l’emmène dans l’auberge jusqu’à sa chambre, dont la fenêtre domine la foire. Là, Gilberte, soucieuse d’éviter à Pisque de mourir seul, entreprend de ranimer son désir de vivre. C’est ainsi que Pisque passe un très agréable après-midi.
Le soir, Pisque discute avec un autre client de l’auberge, Nuagh McLin Cumhail. Nuagh suggère à Pisque qu’une vie d’aventure devrait s’imposer à lui, riche héritier mélancolique, car l’ignorance du lendemain est un puissant remède contre l’ennui. Pourquoi pas ? Pisque et Nuagh se donnent rendez-vous le lendemain à dix heures au pied d’un chêne rouge non loin de là. Est également invitée à l’expédition la jeune Tirilia, serveuse d’un jour d’hui qui porte ses seize ans avec grâce et naïveté, et qui rêve de découvrir ses origines, ayant été enlevée par les fées toute petite. Pisque invite Nuagh à partager son festin, le dernier qu’il prétend consommer avant de se suicider, non sans avoir payé sa note, bien entendu, ajoute-t-il à l’adresse de l’aubergiste.
Durant la nuit, des cris résonnent dans l’auberge. « Au voleur ! À l’assassin ! On m’assassine, on me dépouille ! » Les lumières s’allument, Nuagh accourt en armes et l’aubergiste arrive à vive allure dans la chambre de Pisque. Celui-ci, l’épée à la main, achève de ferrailler dans le vide, puis se précipite vers la fenêtre qui a été brisée. La mine défaite, la voix tremblante de frayeur et de colère, il agite les bras tout en regardant par la fenêtre. Dépité, rageur, il se retourne.
« Que se passe-t-il, messire Pisque, demande l’aubergiste ?
– Il se passe qu’on a essayé de m’assassiner ! Je n’aurais jamais cru tenir encore autant à ma vie, et je me suis donc défendu avec vigueur, mais je n’ai pas gagné le combat ! Le scélérat s’est enfui avec ma bourse. On m’a détroussé, dérobé, pillé ! On a tenté de m’assassiner, et ce dans votre établissement ! Bravo, je suis sans le sou maintenant !
– Cette chambre est à l’étage, personne n’a pu y monter, seul un magicien aurait pu le faire… Vous auriez dû m’indiquer compter un magicien parmi vos ennemis, les tarifs que je pratique alors sont beaucoup plus élevés.
– Fichtreries ! L’homme avait une échelle, ce n’est pas compliqué tout de même.
– Et il aurait emporté l’échelle à toute allure ?
– Un complice l’attendait en bas, voilà tout ! Je suis furieux. Ma sécurité n’est pas assurée dans cet établissement. J’exige que vous me remboursiez l’intégralité de la valeur de ma bourse.
– Il va sans dire que vous allez devoir payer la note.
– Que nenni. Sinon, je serai amené à annoncer à toute la foire quelle espèce de sécurité les marchands peuvent espérer en votre demeure. Et il reste deux jours de foire…
– Ne payez que la moitié de la note, et partez !
– Je veux être remboursé des deux mille florins qui m’ont été soustraits par le voleur !
– D’accord, partez sans payer, mais je vous confisque votre cheval !
– Volontiers, je n’en ai pas.
– Je ne risque rien, ma réputation est faite !
– Comme elle peut être défaite. Il y a des précédents à tout…
– Et bien, vous partirez au matin. Et vous ne remettrez jamais plus les pieds dans mon auberge !
– Non, c’est moi qui vous met sur la liste noire des auberges. Vous n’aurez plus l’honneur de revoir de sitôt un Mésouille dans cet hôtel coupe-gorge.« 
C’est ainsi que Pisque part le lendemain rejoindre Nuagh et Tirilia sous le chêne rouge, le ventre plein et la bourse pleine. Sur l’initiative de Nuagh, le groupe prend la direction du nord, qui est celle du Dahaut, le pays de Pisque.

Le chemin du nord en vient à croiser une rivière, qu’enjambe un pont. Tout naturellement, le trio d’aventuriers emprunte ce pont. Mais au bout d’à peine quelques pas, il est stoppé par une voix véhémente qui surgit derrière eux : « Halte, sacregidouille !« 
L’auteur de cette interjection impérative est petit, disgracieux, a un gros nez et est porteur d’une belle hallebarde. En bref, c’est un troll, peu engageant qui plus est.
« Vous ne passerez pas ce pont sans payer. C’est moi qui l’ai construit à la sueur de mon front ! Le prix du passage est d’un florin, lance le troll d’un ton hargneux ! Ce à quoi Nuagh s’apprête à répondre d’un coup d’épée peu diplomate, lorsque Pisque l’arrête :
– S’il vous plaît, cher compagnon, laissez-moi tenter de clarifier la situation avec cet intéressant personnage ! Messire troll, dit-il en s’approchant, ne seriez-vous pas… Non, cela ne se peut ! Mais je crois reconnaître en vous… Permettez-moi de vous demander votre nom ?
– Ch’suis Garlo le troll. Le prix du passage est un florin par personne !
– Gar-lo-le-troll ! Quelle joie de faire votre connaissance, messire. Mon nom est Pisque et cela fait longtemps que mes compagnons et moi nous vous cherchons. Quel pont magnifique ! Les rumeurs ne mentaient pas, il a été construit avec un grand art. Quelle splendeur de la pierre. L’eau et la lumière jouent à se mirer dans ses formes parfaites !« 
Garlo se rengorge, fier de son grand œuvre.
« C’est vrai ? Vous le trouvez beau ? C’est vrai qu’il l’est beaucoup, n’est-ce pas ! Et bien pour vous, mon ami Pisque, ce sera juste un demi-florin !
– Tout ce chemin pour admirer le pont de Garlo, mes compagnons l’ont fait avec moi. Nous ne sommes pas riches, mais nous aimerions tant pouvoir admirer le pont dans sa totalité. Nous n’avons vu qu’un côté du pont, un seul point de vue ; si vous nous permettiez de nous gorger de la magnificence de l’autre côté, nous en serions comblés !« 
C’est alors qu’arrivent deux autres trolls, attirés par le bruit. Ils dissertent en petit comité avec Garlo, afin de s’assurer du respect des règles commerciales en vigueur dans leur petite communauté. Pendant ce temps, Pisque, Nuagh et Tirilia fixent avec adoration le petit pont. Garlo secoue la tête.
« C’est un florin pour le passage, sauf pour vous Pisque qui pouvez passez gratuitement pour admirer l’autre côté.
– Très bien, quelle joie de toute façon de côtoyer un artiste comme vous ! Si je puis me permettre, cependant… Un petit conseil qui pourrait vous rapporter gros… Mes amis et moi, nous venons de la foire de Twitten. Là-bas, on ne parle que de ce pont, on en dit des merveilles, mais… Personne ne sait comment s’y rendre. Nous-mêmes avons mis force journées avant d’en déterminer la localisation. Donc, je pense que vous pourriez augmenter dans des proportions conséquentes les rentrées générées par ce pont en procédant à l’installation d’un panneau indicateur au carrefour de Twitten. Il y a là de quoi devenir riche !« 
Tant de perspectives d’enrichissement affaiblissent provisoirement l’avidité féroce des trolls, et le trio de voyageurs peut passer gratuitement le pont de Garlo, en prenant grand soin de jeter de généreuses quantités de regards admiratifs sur la pierre branlante. Et c’est ainsi que Pisque et ses compagnons économisèrent trois florins sur la route de Dahaut.

Le guide de la conversation du Prince de Mésouille
Pisque est un personnage du jeu de rôle Lyonesse, inspiré de la série de romans de Jack Vance. En digne aventurier vancien, il est pétri de mauvaise foi et de vantardise, et il enrobe ses discours d’un altruisme prétendu.

Ne dites pas : « La bourse ou la vie !« 
Dites : « Je suis le gardien de la forêt. Pour préserver votre santé lors de votre passage au travers de celle-ci, il me faut vous prévenir de ce terrible danger qu’est le loup Grozt. Attiré par l’odeur de l’or et de l’argent, il a l’art infaillible de trouver les voyageurs et de les dévorer. Confiez-moi vos richesses d’or et d’argent, et je saurai détourner sur moi la malice de Grozt. Ne le faites pas, et vous risquez de perdre la vie dans cette forêt pleine de dangers et de cachettes insoupçonnés.« 

Ne dites pas : « J’ai fui !« 
Dites : « J’ai devancé l’ennemi !« 

Ne dites pas : « Je suis votre prisonnier.« 
Dites : « Escortez-moi.


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