Seconde loi de l’emmerdement maximum

Est-ce que ça vit, capitaine ?
– Si ça peut s’ennuyer, ça peut vivre, soldat !

L’ennui est une force positive. Comme l’oubli, il nous force à aller de l’avant. C’est grâce à lui que vous avez fait vos premiers vers, vos premiers croquis, vos premières équations, que vous avez accompli des choses audacieuses, déroutantes, imprévues. Que vous vous êtes jetés à l’eau.

Rien de grand ne s’est fait en ce bas monde sans l’ennui.

Il convient donc d’apprendre à maîtriser l’ennui, à devenir des Grands Maîtres de l’ennui. Songez à tout ce que vous devez à l’ennui. Loué soit l’ennui !

Les huit techniques de base
Ici se trouvent pénétrés, dévoilés, exposés les secrets de l’ennui. Ici se trouvent nos méthodes pour s’ennuyer avec bonheur. Rien de moins qu’une avancée fulgurante dans la connaissance de l’ennui. Sans plus vous faire attendre, voici les huit techniques de base.

1) Technique des doigts de pieds qui bougent
Pour utiliser cette technique, il faut deux chaussettes sales et une paire de pieds. Tout d’abord, l’apprenti ennuyé doit ôter les deux chaussettes des deux pieds. Si jamais les pieds étaient nus, il devra bien sûr les avoir au préalable revêtus des chaussettes. Une fois que les chaussettes sont retirées, l’apprenti ennuyé devra faire la paix dans son esprit, et penser : « Qu’est-ce que je m’ennuie ! » Il tentera ensuite de faire remuer les doigts de pieds par la pensée. Il tâchera de faire des gammes. Le succès de cette technique se mesure au degré d’indépendance des doigts de pieds. Il est à noter que cette technique fonctionne beaucoup mieux avec des pieds disposés au bout de jambes qui appartiennent à l’apprenti ennuyé.

2) Technique des oreilles qui bougent
Une théorie veut que cette technique soit relativement récente, et se soit substituée à une autre technique plus primitive. En effet, les oreilles servent à quelque chose (elles servent à entendre, soit dit en passant), mais pas la queue. Il y a longtemps, nous disent les scientifiques qui examinent le bas du dos, l’être humain avait une queue située précisément au bas du dos. Cette queue avait la particularité de ne servir à rien et était donc parfaitement appropriée pour s’ennuyer. L’homme pouvait alors s’ennuyer en agitant la queue. Mais en raison d’un phénomène appelé théorie de l’évolution, cette queue a disparu et il n’en est resté qu’un appendice caché sous la peau, et qu’il est paraît-il vain de vouloir faire s’agiter. Donc, les oreilles, substitut moderne. L’apprenti ennuyé qui utilise cette technique doit faire bouger ses oreilles par la seule force de sa volonté et de ses muscles crâniens. Le succès de cette technique se mesure d’une part à l’amplitude du mouvement des oreilles, et d’autre part à l’immobilité du cuir chevelu. Attention ! Deux catégories de personnes sont susceptibles d’abuser de leurs talents naturels en utilisant cette technique : les gens dotés d’oreilles généreuses et les chauves. Ne cédez pas à la facilité, sinon vous ne vous ennuierez pas suffisamment.
Un dernier mot sur les techniques liées à l’appendice. Il serait injuste de passer sous silence le fait que les hommes disposent d’un avantage conséquent sur les femmes pour s’ennuyer, parce que la théorie de l’évolution ne les a pas encore privés de la queue qui se trouve au bas de leur ventre. L’homme moderne peut toujours s’ennuyer en agitant cette queue. Attention, ce type d’ennui est un plaisir solitaire. S’il n’est plus solitaire, ce n’est plus de l’ennui. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, et nous ne traitons ici que de l’ennui.

3) Technique des valseuses
Dans la lignée de la technique précédente, la technique dite des valseuses implique l’utilisation d’un nombre d’appendices digitaux compris entre 1 (variante dite de l’éclopée) et 10 (variante dite de l’agneau de Tchernobyl). Il est possible d’utiliser plus de 10 appendices digitaux mais il s’agira généralement d’une pratique de l’ennui en groupe. Donc, il faut se munir d’appendices digitaux (attachés à des mains), et les regarder avec satisfaction malgré les ongles sales. Puis il faut les compter pour vérifier que le nombre souhaité est bien présent. Puis, il faut les faire bouger. Tout est question d’inspiration et d’expérience. Laissez faire les appendices, laissez-les obéir à leur musique intérieure. Bientôt, vous les verrez tournicoter et danser. Il s’agit d’un spectacle profondément ennuyeux. L’idéal est de parvenir à les sentir exister, à devenir intimement proche d’eux tout en sachant que l’harmonie est impossible. Les appendices digitaux sont, malgré six mille ans d’histoire humaine, encore inconnaissables.

4) Technique de la langue en U
Très simplement, il s’agit de rouler sa langue de façon à ce qu’elle forme un « U ». Une fois qu’il a déployé sa langue, l’apprenti ennuyé doit penser : « J’ai toujours su que j’étais un élu parce que je pouvais rouler ma langue en U. » Un des inconvénients de cette technique est qu’elle amène parfois au mensonge les postulants à l’ennui. Mais la vérité n’est pas toujours compatible avec l’ennui, et encore une fois, nous le répétons, on ne peut pas tout avoir à la fois.

5) Technique de l’écoute de la pousse des cheveux
Aussi appelée « technique de l’écoute de la pensée » ou « technique de la sensation du temps qui passe », cette technique demande de grandes capacités de concentration. Elle se déroule en trois étapes. Premièrement, l’apprenti ennuyé doit admettre qu’il n’arrive pas à cesser de penser. Deuxièmement, il doit comprendre que penser sur la pensée est une complète perte de temps, et qu’elle permet d’ailleurs d’en sentir aux premières loges le passage. Troisièmement, il doit se concentrer pour finalement acquérir la conscience de la perte de temps. Cette technique est efficace tant que l’apprenti ennuyé évite les pièges de la non-pensée (car lorsqu’on parvient malgré tout à ne plus penser, on ne s’ennuie pas). Le débutant pourra éventuellement se regarder dans un miroir et dire de temps en temps : « Qu’est-ce que je peux bien m’ennuyer. Je sue l’ennui ! » Il faut savoir être à la hauteur de l’ennui ainsi engendré, car cette technique induit un ennui assez dur : il s’agit de penser.
Les mauvaises langues, les misogynes et les amateurs de plaisanteries douteuses prétendent que les femmes ne peuvent pas utiliser cette technique. Bien sûr, des maîtres de l’ennui ne sauraient souscrire à une telle opinion. Car malgré tout, les femmes chauves restent très rares.

6) Technique de la respiration
Cette technique est très différente de la précédente. La pensée et le temps sont complètement mis de côté. L’apprenti ennuyé s’emploie à respirer. Une fois que c’est fait, il évite de s’arrêter et se concentre pour sentir passer l’air. Une fois que c’est fait, il s’habitue à sentir passer l’air, sans jamais en oublier la présence et en évitant de mettre un terme au processus respiratoire.
Cette technique permet de sentir le temps qui passe d’une manière diamétralement opposée à la précédente technique. Les experts expliquent qu’il s’agit plutôt de sentir le temps qui se prélasse. Ne rien faire de cette manière, c’est déjà contribuer, à sa modeste échelle, à la lutte contre la transpiration dans le monde.

7) Technique des jeux de mots incertains
Cette technique étonnante, dont je me vante d’avoir une grande connaissance (héritée de mon père), m’a valu au moins deux anneaux zoum à elle toute seule. Elle demande peut-être une certaine prédisposition peut-être d’origine génétique, mais que je qualifierais plus volontiers d’ethnique. Mais en définitive, sa pratique est ouverte à tous et les personnages les plus inattendus peuvent y exceller. Le jeu de mots est quand même l’art qui entre tous fait la gloire de la nation française. Il convient de rappeler le plus célèbre jeu de mots français, qui peut peut être utilisé dans la pratique de l’ennui à deux et alimenter bien des conversations : « Comment vas-tu, yau de poëlle… – Et toile à papier. » (« A papier ? C’est pas plutôt à matelas ? – Si, mais c’est moins cher. – Hein ? »)

8) Technique du noir et blanc
Cette technique miraculeuse a été redécouverte par un membre du collectif Achernar, que ma prodigieuse modestie m’interdit de citer nommément. Ennui garanti. L’apprenti ennuyé doit être voyant. Pour peu qu’il remplisse cette condition, il peut utiliser la technique. Il lui suffit de regarder ce qu’il regarde, et de couper la couleur. Grâce à la télévision, les concepts théoriques liés à cette technique sont assimilés facilement par l’être humain moderne. L’apprenti ennuyé peut regarder le monde en noir et blanc, et constater à quel point il est plus ennuyeux qu’en couleur. (Finalement, il pourra remettre la couleur, et s’extasier du marron blanchâtre des excréments canins sur les trottoirs, de la grisaille métallique des voitures, du bleu délavé du ciel, mais là ce n’est plus de l’ennui, c’est de l’extase.)

Les anneaux zoum
Quand on sent qu’on atteint un nouveau stade dans l’ennui, on gagne des anneaux zoum lors d’une illumination zoum. Moi, le Grand Maître Gaston, par exemple, j’ai neuf anneaux zoum, et je théorise l’existence de quatre anneaux supplémentaires. Bouddha aurait atteint le onzième anneau zoum, selon mon estimation personnelle, à force de rester à ne rien faire sous un arbre. À titre de comparaison, les gens suractifs dont la vie est complètement pleine de plein et ne laissent aucun vide au vide n’ont probablement même pas un seul anneau zoum. Mais grâce au système de fabrication d’ennui industriel de la société de consommation, ce genre de personnes dénuées d’ennui est heureusement de plus en plus rare.

Les illuminations zoum
Peut-être avez-vous un jour gagné sans le savoir un anneau zoum. Il arrive que le processus, à ce stade inférieur de la sagesse zoum, soit involontaire et inconscient. Si vous avez gagné un anneau zoum, vous avez cependant dû ressentir une illumination zoum à un moment ou à un autre. Lors de l’illumination zoum, vous gagnez un bref aperçu de la nature cosmique de l’ennui, et de votre place au sein de l’ennui universel.

Les mantras
Dans la quête des anneaux zoum de l’ennui, des phrases pleines de sens peuvent être utiles. Voici les mantras que les disciples doivent se répéter :
 » Le non-être est l’inconscience du néant. Et vice-versa. « 
 » Je suis supérieurement doué pour l’ennui. « 
 » Izgobo Patatoum Zbouf « 
 » Loué soit Bernissus ! « 

Nous nous ennuyons. [^)

Bien sûr, pour le moment vous ne pouvez pas comprendre grand chose à tout cela, parce que vous n’avez pas reçu d’illumination zoum, et qu’au mieux vous végétez avec un seul anneau zoum, alors que moi je végète avec neuf anneaux zoum et que je dis des choses si profondes et ennuyeuses que seul quelqu’un avec, disons, cinq anneaux zoum, pourrait ne serait-ce que commencer à entrevoir de quoi je parle. La quête de l’ennui n’est pas facile… Mais elle est ouverte à tous dans notre grande société de consommation qui cultive l’ennui pour des raisons purement commerciales, alors que nous à Achernar nous le cultivons pour des raisons spirituelles, oui Môssieur !

Un dernier mot à propos des jeux de mots
J’ai compris que je ne serai jamais complètement normal le jour où, en regardant Rouge de Krzysztof Kieslowski, au moment où Jean-Louis Trintignant décrit son rêve à Irène Jacob, lorsqu’il lui dit : « Vous aviez cinquante ans… », ma première pensée fut « en Yvelines ».
(50 ans… en Yvelines ! Vous comprenez ? Saint-Quentin-en-Yvelines ! Ah ah ah ! Ah ? Ah bon. C’était nul. Et ben alors, j’ai jamais dit le contraire que je sache. Je devrais être interné ? Je le suis déjà. Je suis un virus. Je vis dans les têtes. C’est pas bien grand un crâne… berries. Cranberries ! Ah ah ah ! Yeah !)

Publié par Marmaduke le 16 décembre 2004 sur http://achernar.over-blog.com/article-34370.html.


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